27
Réunio
n

Je dormis par intermittence durant les heures qui suivirent, observant la trajectoire de la lune dans l’attente que le soleil se lève enfin. Aux premières lueurs de l’aube, n’en pouvant plus, je me levai et sortis de la grotte. Ayant jeté un œil sur les plaines en contrebas, je fus momentanément rassurée. Personne ne venait dans notre direction, d’aussi loin que je puisse voir. Je regagnai notre abri de fortune et ranimai le feu à l’aide des braises qui couvaient toujours sous la cendre chaude. Madox me rejoignit quelques minutes plus tard, s’étirant paresseusement.

— Eh bien ! Tu es matinale ! Aurais-je ronflé au point de t’empêcher de dormir ?

— Pour être franche, j’ai très mal dormi, mais tu n’y es pour rien.

Je lui racontai le rêve qui avait écourté ma période de repos, pourtant bien mérité. Il m’écouta jusqu’à la fin, sans m’interrompre. Lorsque j’eus enfin terminé, j’attendis sa réaction. Il ne parla pas tout de suite, passant une main dans la barbe qu’il n’avait pu raser depuis plusieurs jours déjà, réfléchissant. Comme cet état se prolongeait un peu trop à mon goût – j’avais déjà attendu une bonne partie de la nuit –, je me permis de couper court à sa réflexion.

— Il doit bien y avoir quelque chose que tu puisses me dire sans avoir à réfléchir jusqu’à demain, dis-je, un peu bourrue.

Visiblement, il ne s’attendait pas à cette brusque réaction de ma part. Je ne lui laissai pas le temps de dire quoi que ce soit, mais j’adoucis tout de même le ton.

— Je sais que je ne suis pas très patiente, mais j’en ai un peu marre de toujours devoir demander des explications chaque fois qu’il m’arrive quelque chose qui dépasse mon entendement. Inutile de te dire, d’ailleurs, que j’ai l’impression qu’il ne m’arrive que ça ! Aussi, je pense que je suis en droit d’être sur les nerfs. Désolée que mon ras-le-bol tombe sur toi…

Il retrouva son éternel sourire.

— Oh ! ça va. Je me disais juste qu’il aurait été préférable que cette exaspération se déchaîne en présence d’Alix, puisqu’il est en grande partie responsable de cet état de choses. Mais comme vous semblez incapables de vous décider, à savoir si vous vous plaisez ou non…

L’atmosphère se détendit complètement après cette boutade. Force m’était d’admettre qu’il n’y était pour rien, mais le souvenir d’Alexis s’accompagna tout de même d’un pincement au cœur. Je ne pouvais pas dire s’il me plaisait vraiment, mais je savais une chose : le fait d’avoir un protecteur, même récalcitrant, me rassurait.

— Ce n’est pas que je ne veuille pas te répondre, c’est juste que je cherche la meilleure façon de m’exprimer sans qu’on s’embrouille trop. J’essaie également de voir ce qu’il serait préférable de faire. Nous ne disposons pas d’une grande marge de manœuvre, car Mélijna doit déjà savoir où tu as refait surface. La seule chose qui puisse jouer en notre faveur, c’est que les hommes envoyés à tes trousses par le sire de Canac ne peuvent nous rejoindre que par les voies terrestres ; il n’y a pas de magie possible puisqu’Alejandre ne veut surtout pas leur confirmer ton importance. Si certains d’entre eux apprenaient qu’ils pourchassent une véritable Fille de Lune, ils ne te ramèneraient jamais au château ; ils trouveraient plutôt le moyen de te vendre au plus offrant dans les Terres Intérieures.

— Comment se fait-il que Mélijna n’ait envoyé personne nous cueillir à notre sortie ? Elle devait bien pouvoir suivre ma trace dans les couloirs souterrains, non ?

— Justement, non. Les gnomes protègent leurs territoires des sorcières et des mages depuis des millénaires. Chaque entrée est ensorcelée pour qu’aucune forme de magie ne puisse y pénétrer, sauf celle provenant de leur propre communauté. C’est pour cette raison que Wandéline souhaitait qu’ils acceptent de nous cacher. Elle espérait nous faire ainsi gagner un temps précieux sur nos poursuivants.

— Alors comment Wandéline a-t-elle pu se rendre magiquement dans les souterrains ?

Madox me regarda, surpris. Vraisemblablement, il n’avait pas pensé à cela. Il haussa les épaules.

— Je serais bien embêté de te répondre. Je présume qu’elle a dû, un jour, obtenir une espèce de laissez-passer de la part des gnomes, uniquement pour se déplacer, et qu’elle a été assez futée pour trouver le moyen de le conserver à long terme. Cette femme laisse rarement échapper un privilège qu’elle a chèrement acquis. Il m’arrive parfois de l’admirer, même si je ne suis pas d’accord avec la plupart de ses agissements.

— Est-ce que tu crois qu’elle est au courant de la mort de Maxandre ?

— Bien sûr ! Elle a toutefois été assez sage pour utiliser ses pouvoirs et ses connaissances autrement qu’en revendiquant au grand jour un titre qu’elle savait lui être fortement contesté. Je la soupçonne de mieux tirer son épingle du jeu dans la position où elle se trouve actuellement que si elle était à la tête de femmes quasi inexistantes. Par contre, je serais curieux de connaître ses véritables intentions pour l’avenir…

— Et tu ne trouves pas étrange qu’elle ait demandé aux gnomes de nous conduire à la Montagne aux Sacrifices ?

— Pas du tout. En fait, elle souhaitait déjà que je te conduise au sanctuaire pour qu’une partie des pouvoirs que tu portes en toi se réveille. C’est une des particularités de cet endroit mystique. Il permet de libérer des forces intérieures et des dons qui refuseraient de se révéler autrement, bien qu’il ne donne malheureusement ni la liste des pouvoirs ainsi libérés ni leur mode d’emploi. Wandéline savait pertinemment qu’Uleric voulait te rencontrer avant que tu n’ailles là-bas, question de vérifier s’il n’était pas préférable de restreindre tes capacités. À tort ou à raison, il craint que les ambitions d’Acélia la Maudite et de certaines de ses descendantes ne soient toujours présentes dans ta petite personne. Wandéline a jugé qu’il n’était pas du ressort d’Uleric, qu’elle estime fort peu comme tu le sais, de décider de ton destin, de tes connaissances et de tes talents. Elle voulait que tu aies en main le plus d’atouts possible pour te défendre en cas de besoin. J’avoue que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire dans les circonstances.

Je poussai un soupir exaspéré.

— Comment connais-tu les intentions de Wandéline alors que je n’ai pas eu connaissance que tu lui aies parlé ?

— Tout simplement parce qu’il n’y a pas que les Filles de Lune qui soient capables de télépathie. C’est à la portée de tous les êtres possédant des pouvoirs magiques ; il suffit d’un peu de pratique, me répondit Madox, avec un sourire toujours aussi resplendissant.

— Et c’est dans le but de me raisonner qu’on t’a envoyé à ma rencontre, je présume. Uleric espérait que je suivrais docilement mon petit frère, trop contente de me découvrir de la famille dans ce monde hostile. Je me trompe ?

— Oui et non. Il ne sait pas que tu es ma sœur. Je constate cependant avec plaisir que tu as compris que les méthodes des « bons », sur cette terre étrange, sont souvent identiques à celles des plus mauvais joueurs. La seule différence étant que ces derniers ne peuvent prétendre agir pour le bien de tous, tandis que les premiers ne s’en privent pas !

— Pour ma part, je constate surtout que, peu importe l’univers dans lequel on se trouve, les gens agissent toujours de la même façon. C’est pathétique, ajoutai-je, dégoûtée. Et quelle peine encourras-tu pour avoir désobéi à l’ordre de me ramener à ce cher Uleric ?

— Aucune ! Tu sembles oublier que nous avons tous les deux la même mère. Il est donc tout aussi impossible de me suivre sur ce continent, cette particularité s’étendant indifféremment aux deux sexes chez les descendants des Filles de Lune maudites. La seule condition est que la personne possède certains dons hors du commun. Uleric ne peut donc compter que sur ma bonne foi et ma volonté à suivre ses directives.

— Et, à ce que je vois, tu fais preuve d’une mauvaise foi évidente et d’une volonté défaillante, dis-je, le sourire aux lèvres.

— Je te rappelle que j’ai bien essayé de te convaincre hier soir, mais que tu n’as pas voulu accéder à ma demande…

— J’aurais pourtant cru qu’on s’obstinerait à envoyer Alexis à ma rencontre, répliquai-je, soudain caustique, puisqu’il semble obligé de me coller aux fesses à cause de je ne sais quel sortilège…

— Sois certaine que si Alix avait eu envie de continuer, après votre bras de fer verbal dans l’écurie, ce n’est pas moi qui te ferais la causette en ce moment. Mais il avait besoin de s’éloigner de toi pendant quelque temps, autant pour son bien que pour le tien, et j’étais la seule personne qui pouvait véritablement le remplacer. Il n’a pas encore tout à fait accepté son rôle de Cyldias désigné, situation dont Uleric n’est d’ailleurs pas au courant. Ce dernier soupçonne plutôt Alix de ne pas faire les efforts nécessaires pour te conduire jusqu’à lui.

J’eus un ricanement amer.

— Dieu sait pourtant que c’est ce qu’Alexis essaie de faire depuis le début, ne serait-ce que pour être enfin débarrassé de mon encombrante personne. Je n’aurais jamais cru, avant de le connaître, pouvoir devenir une telle source d’ennuis pour quelqu’un que je connais si peu. À l’entendre, je suis une catastrophe ambulante qui menace sa vie et son avenir, bien que je ne comprenne pas encore exactement pourquoi ni comment…

Madox avait l’air de prendre plaisir à me voir exprimer mon exaspération face à la conduite de son ami, ce qui eut le don de me mettre davantage hors de moi. Je ne voyais pas ce qu’il pouvait y avoir de drôle dans ce que je vivais en ce moment.

— Et toi, qu’est-ce que tu penses de lui ?

Cette question me prit au dépourvu. Mon exaspération tomba à plat d’un seul coup. Je restai silencieuse durant quelques secondes avant de répondre :

— En toute honnêteté, je l’ignore. Il a quelque chose de mystérieux à mes yeux, mais comment pourrais-je t’expliquer ce que j’éprouve, toi qui viens d’un monde aussi différent du mien ?

— Essaie tout de même…

— C’est le rêve de toutes les femmes d’avoir un homme pour les protéger quoi qu’il advienne, un homme qui sache se défendre à l’épée, comme les chevaliers du Moyen Âge, un homme qui…

Je m’interrompis, me sentant soudain tellement idiote ! C’était effectivement le Moyen Age et ma situation n’avait rien d’un film romantique ou d’un conte de fées. Mon protecteur m’avait en horreur et je risquais de ne jamais rentrer chez moi vivante. Rien à voir avec le prince charmant sur son cheval blanc ! Je hochai la tête à plusieurs reprises, me forçant à revenir à la réalité.

— J’ai parfois l’impression que je suis en train de tomber amoureuse de la seule personne qui ne recherche pas désespérément ma présence dans ce monde de fous. Et à d’autres occasions, je n’ai qu’une envie : lui tordre le cou parce qu’il refuse de comprendre ce que je me tue à lui expliquer… C’est pathétique ! Et terriblement enfantin comme comportement. En plus, je ne saurais même pas te dire pour quelles raisons il m’attire. À part sa belle gueule, bien sûr…

Je m’ébrouai, avant de changer de sujet.

— Nous ferions bien de nous remettre en route si nous voulons que je puisse être un jour d’une quelconque efficacité pour cette terre.

Madox ne l’entendait toutefois pas ainsi.

— Il vaudrait mieux que je t’explique dès maintenant ce qu’est un Cyldias, un vrai. Pas ceux qu’Uleric a formés pour les remplacer et qui n’ont de Cyldias que le nom, mais ceux qui le sont de façon innée. Je t’avertis tout de suite : ce rôle n’a rien d’une sinécure.

Il m’expliqua longuement en quoi consistait la fonction d’un Cyldias désigné. Je n’eus ensuite aucune peine à comprendre pourquoi Alexis souhaitait, plus que tout au monde, se départir de cette obligation envers moi. J’avais moi-même l’impression que cette tâche avait un côté inhumain de par son lien quasi éternel et cette peine de mort pour mon protecteur résultant inévitablement de la mienne.

— Personne n’est en mesure de lever un sortilège comme celui-là ?

— Pas à ma connaissance. Il faudrait un Sage particulièrement puissant pour ça…

Il marqua une pause.

— Aussi, je persiste à croire qu’il vous serait plus facile de supporter cette situation si vous étiez plus près l’un de l’autre au lieu de vous chercher continuellement querelle. Je ne pourrai pas toujours remplacer Alix à tes côtés, je ne suis qu’une solution temporaire…

— Je veux bien faire des efforts, dis-je en soupirant, mais je ne suis pas certaine que mon Cyldias soit prêt à en faire autant. C’est bien beau de vouloir se rapprocher, mais je te signale, au cas où tu ne t’en souviendrais pas, qu’Alexis est marié. Je doute que ma présence, aussi précieuse soit-elle pour ce monde, ait la même importance aux yeux de Marianne…

Je laissai ma phrase en suspens. J’ignorais si quelqu’un était au courant que la femme d’Alexis était la première responsable de mon incarcération dans les donjons du château des Canac et je n’avais guère envie de m’étendre sur le sujet.

Madox eut un sourire sans joie.

— Marianne ne peut rien changer à la situation, quoi qu’elle puisse en penser.

— Ce qui ne l’empêchera sûrement pas d’essayer…

La remarque avait fusé derrière moi, mais je préférai ne pas me retourner. Depuis quand était-il là ? De toute manière, cela n’avait pas la moindre importance. Je ne savais tout simplement pas comment accueillir un homme pour qui je représentais un fardeau. Rien de ce que je pourrais dire ou faire ne changerait la situation à ses yeux… ou aux miens. Madox, pour sa part, s’était déjà levé pour donner l’accolade au nouveau venu, qui apparut soudainement dans mon champ de vision. Je restai clouée sur place, incapable d’articuler le moindre son. L’arrivée d’Alexis était la dernière chose à laquelle je m’attendais. J’eus tout de même l’honnêteté de m’avouer que cette brusque apparition me chavirait plus que je ne l’aurais voulu.

Après avoir salué mon compagnon, Alexis se tourna vers moi. J’eus au moins la satisfaction de constater qu’il n’était guère plus à l’aise que moi. Une première qui me changeait de ses sourires narquois et de son air suffisant.

— Il semble que nous nous retrouvions toujours dans des situations quelque peu… étranges tous les deux. Étant donné que vous êtes désormais au courant de la portée de mon rôle, je propose que nous remettions une fois de plus à une date ultérieure certaine euh… discussions. Il est plus urgent que nous parvenions là-haut avant d’être rattrapés par les sbires à la solde de mon cher frère.

Tout en parlant, il jeta un coup d’œil à Madox qui s’efforçait, tant bien que mal, de garder son sérieux.

— Si vous voulez mon avis, nous dit-il, l’air franchement insolent, vous avez l’air d’avoir…

— Merci, mais on n’a pas besoin de ton avis.

Alexis et moi avions parlé à l’unisson, ce qui nous arracha un faible sourire.

— De toute façon, je crois que ce n’est ni l’endroit ni le moment pour ce genre d’échanges, dis-je. Je suppose, bien que mon frère n’en ait pas fait mention, que vous êtes capable de me retrouver n’importe où sur cette terre, Alix…is ?

Je me rendis compte que je ne voulais pas l’appeler Alix, cette familiarité réapparaissant comme une limite à ne pas franchir. Il ne se priva d’ailleurs pas de me faire remarquer que c’était effectivement le cas.

— Pour vous, c’est Alexis, me rembarra-t-il. J’ai beaucoup trop d’amitié pour les gens qui m’appellent Alix pour vous compter parmi eux…

Je ravalai une réplique acerbe, tout en me promettant de lui faire payer cette méchanceté gratuite. Il poursuivait, sans même se préoccuper de mon surprenant manque de réaction :

— Toujours savoir où vous êtes fait partie des avantages de ma situation.

La façon dont il avait prononcé le mot « avantage » ne me donna vraiment pas l’impression que c’en était effectivement un à ses yeux, si ce n’est pour savoir à quel endroit il ne voulait surtout pas être.

— Mais je ne peux pas vous suivre dans les couloirs des gnomes. Même la magie des Cyldias n’y opère pas. J’ai dû attendre que vous reveniez à l’air libre.

— Ce que j’aimerais savoir, c’est comment vous avez fait pour vous retrouver si rapidement ici ?

Il soupira de lassitude, levant les yeux au ciel, tandis que Madox lui rappelait qu’il devait faire preuve de patience devant mon ignorance.

— Je veux bien, répondit Alexis, luttant visiblement contre son irritation, mais essaie de comprendre à quel point c’est difficile pour quelqu’un comme moi. Je te rappelle que ce n’est pas ma sœur…

— Il n’en tient qu’à toi de faire en sorte qu’elle te soit plus proche, laissa tomber Madox, l’air faussement innocent.

J’aurais voulu protester devant cette remarque lourde de sous-entendus, mais le regard qu’Alexis lança à mon frère me donna à penser que je ne saisissais pas l’entière portée de la phrase. Mon protecteur ferma les yeux un instant et reprit, d’une voix où l’effort de patience était manifeste :

— Vous vous souvenez…

Madox jugea bon de l’interrompre une fois de plus.

— Si vous cessiez de vous vouvoyer, vous y gagneriez singulièrement tous les deux. Ça ne vous engage à rien, ajouta-t-il précipitamment, fusillé du regard par Alexis, si ce n’est que vous aurez peut-être moins l’impression d’entretenir une relation de travail…

— Mais c’est une relation de travail, fulmina l’autre, se passant une main dans les cheveux. Et c’est précisément ce que tu ne sembles pas comprendre ! Je ne désire pas de rapprochement entre nous. D’ailleurs, il me semble déjà t’avoir expliqué pourquoi…

Sur ce, Alexis se tourna vers moi et reprit où il avait laissé.

— Vous vous souvenez que je vous ai déjà mentionné qu’il y avait des moyens de voyager plus rapides que d’autres ?

À ces mots, notre rencontre dans les cachots et le bref rapprochement qui l’avait terminée s’imposèrent si soudainement à mon esprit que je fermai les yeux. Je m’empressai de les rouvrir, décidée à ne plus y penser.

— Oui, et vous aviez aussi souligné qu’ils étaient plus désagréables…

Désagréables étaient aussi les souvenirs qui menaçaient de refaire surface en même temps que cette conversation. Je n’avais pas la moindre envie de raviver l’image d’Alejandre. Probablement pressé d’en finir avec mon ignorance, Alexis ne sembla pas remarquer mon trouble.

— C’est vrai. Toutefois, je n’ai pas voyagé par la volonté de Mélijna aujourd’hui, mais bien par la mienne, ce qui fait toute la différence.

M’obligeant à porter attention à ce qu’il disait, je demandai plus d’explications.

— Certaines personnes ont la possibilité de se déplacer par la seule force de leur volonté, mais tous ne peuvent pas le faire selon les mêmes règles. Ce don en est un qu’on doit développer et enrichir. Pour ma part, je ne peux me déplacer que vers des endroits que j’ai déjà visités par le passé. C’est aussi le cas de la plupart des gens qui partagent cette caractéristique. Par contre, quelques rares personnes parviennent à aller où elles veulent, quand elles le veulent, qu’elles y soient ou non allées auparavant. Comme Wandéline et Mélijna, par exemple. Ces dernières ont aussi la faculté d’amener à elles les gens qu’elles désirent voir, même sans leur consentement. C’est ce genre de voyage qui est le plus douloureux, parce qu’il se fait contre la volonté de la personne transportée. Lorsque l’esprit lutte contre cette magie, mais que le corps s’y plie, on se sent déchiré ; la sensation est atroce. Je sais qu’il est possible de résister à ces voyages forcés, mais j’en suis toujours incapable après des années d’essais infructueux.

Son ton amer trahissait combien devaient lui coûter ses échecs répétés. En ce qui me concernait, je comprenais enfin comment il avait pu se retrouver au château quelques jours avant moi.

— Pourquoi Mélijna ne se sert-elle pas de ce moyen pour me ramener à elle ? demandai-je bêtement.

— Parce que même si vous êtes toujours incapable d’utiliser le centième de vos pouvoirs, votre corps, de par votre naissance, refuse ce genre de traitement. Croyez-moi, je donnerais cher pour maîtriser ce pouvoir naturellement.

— Pour une fois que ma naissance sert à autre chose qu’à me causer des ennuis…

Ma remarque m’attira l’approbation de mes compagnons.

— Ne croyez-vous pas que nous devrions entreprendre notre ascension maintenant ? demanda Alexis, probablement las de répondre à mes interrogations. Il est grand temps que cette demoiselle apprenne à se servir de ses capacités au lieu d’attendre qu’on la tire sans cesse des mauvais pas dans lesquels elle a le don de se fourrer. Bien que je sois tenu de la protéger, qu’elle puisse le faire elle-même dans certaines occasions me simplifierait grandement la tâche…

Cette remarque fut lancée avec un effort de courtoisie évident, ce qui évita que je ne réplique de façon acerbe. Je ne pus m’empêcher de penser que le responsable du plus mauvais pas dans lequel je me retrouvais sans cesse voyagerait malheureusement à mes côtés pendant les jours suivants. Je m’abstins cependant d’en faire mention au principal intéressé. Il n’aurait probablement pas manqué l’occasion de me rappeler qu’il n’avait pas demandé à m’accompagner. Il ne se préoccupait d’ailleurs pas de ma réaction, fouillant dans le sac qu’il portait au dos quelques instants plus tôt.

— Je crois que ceci vous appartient, dit-il, en tendant la main vers moi.

La dague que j’avais apportée dans mes maigres bagages lors de mon départ du monde de Brume reposait dans sa paume ouverte. Je me rappelai l’avoir perdue durant ma courte lutte pour échapper aux hommes de Simon. Je la récupérai avec un certain soulagement, bien que je ne sache pas pourquoi exactement. Il me semblait préférable qu’elle soit entre mes mains plutôt que dans celles de quelqu’un d’autre. Je ne demandai pas à mon protecteur comment il avait pu la retrouver ; il ne m’en dit pas plus.

« Conservez-la précieusement » fut son seul commentaire.

 

* *

*

 

Dans les profondeurs du château des Canac, tandis que ses forces l’abandonnaient de plus en plus rapidement, Mélijna ne manqua pas de ressentir le contact de Naïla avec la dague d’Alana. La douleur fut si vive que la sorcière crut un instant que c’était la fin de sa longue vie.

« Heureusement qu’elle ne l’a pas tenue plus longtemps entre ses mains, pensa la vieille avec soulagement. Je n’aurais pas eu la force de résister…»

Si ses Traqueurs ne trouvaient pas bientôt une jeune Fille de Lune, Mélijna n’aurait d’autre choix que de quitter ce monde sans avoir assouvi sa vengeance.

— C’est Alix qui serait heureux que je tire enfin ma révérence…, murmura la sorcière avec amertume.

 

* *

*

 

Après avoir ramassé nos couvertures et déjeuné sommairement, nous entreprîmes de gravir la montagne par des sentiers escarpés. Madox en profita pour mettre Alexis au courant du rêve que j’avais fait la nuit précédente. La fatigue qui se fit rapidement sentir dans tous mes membres se voulait un cruel rappel de mon séjour prolongé au château des Canac et me démoralisa quelque peu.

À mi-chemin de notre destination finale, la question de ma grossesse fut abordée dans un climat de malaise facilement compréhensible. Je n’avais guère envie d’en discuter, mais je dus admettre qu’il n’y aurait probablement jamais de moment propice pour le faire. Compte tenu des circonstances entourant la conception et des liens de parenté unissant le géniteur et Alexis, la situation risquait de rester indéfiniment explosive. Autant en finir tout de suite. Je doutais cependant qu’on puisse parvenir à un quelconque consensus. Je savais d’ores et déjà que je me montrerais intraitable.

 

* *

*

 

— Si je comprends bien, il est impossible de se débarrasser de cet encombrant fardeau par la magie ou les méthodes traditionnelles, répéta Alexis pour la dixième fois au moins, ce qui eut le don de m’exaspérer.

Il me fit face en m’entendant soupirer bruyamment.

— Désolé, je sais que je me répète, dit-il sur un ton d’excuse. Je suis parfois surpris de constater à quel point certains mages ou sorciers parviennent à exercer une magie qui surpasse celle de leurs semblables. Après plus de mille ans, ce sortilège se transmet toujours de mère en fille. Ça dépasse l’entendement ! À ma connaissance, personne n’a été à même de produire des formules aussi puissantes depuis l’époque de Darius.

— Ce Darius aurait été plus inspiré de foudroyer sur-le-champ celui qui se permettrait de violer ses instructions au lieu de m’obliger à porter des monstres qui n’ont pas demandé à voir le jour…

— Cet aspect de la question mérite en effet réflexion, approuva Alexis. Il est vrai que cela nous aurait diablement simplifié la vie.

 

* *

*

 

Je passai sous silence ce que j’avais l’intention de faire après ma visite obligée là-haut et celle que je voulais faire à Morgana. Ils n’auraient certainement pas apprécié de m’entendre dire que je retournerais tout bonnement chez moi pour remédier, avec les méthodes modernes, à cet état contraignant. Si la magie n’avait pas empêché Miranda de mettre au monde une enfant sans pouvoirs mais normale, je ne voyais pas comment cette même magie pourrait interférer dans un avortement pur et simple. Maxandre avait elle-même mentionné qu’elle ne pouvait projeter sa puissance magique dans les autres mondes par sa seule volonté. Elle devait absolument se rendre dans ces univers pour que sa magie y opère. Je présumais qu’il en allait de même pour tout un chacun. Il ne me restait qu’à trouver le moyen de voyager comme Alexis et, surtout, réussir à revenir à l’époque que j’avais quittée. Pour cela, j’espérais que l’aïeule de Meagan pourrait me donner des éclaircissements. Devant l’impasse que représentait ma grossesse pour le moment, je ramenai la conversation vers mon rêve de la nuit précédente.

— Allons-nous bientôt rencontrer les créatures avec lesquelles Maxandre a parlé ?

Ce fut Alexis qui me répondit, Madox n’étant encore jamais venu sur cette montagne.

— Je n’en sais trop rien. Les chinorks n’accepteront pas de nous laisser traverser leur territoire aussi facilement. Leur réputation de gardiens des lieux n’est pas surfaite et ce n’est pas non plus un hasard si leur peuple est toujours en poste malgré le temps écoulé depuis la mort de Darius. Ils ne tolèrent aucun manquement aux lois et aux coutumes et respectent jusqu’à la mort les serments qu’ils font à ceux qui ont accès à ces lieux divins.

— Vous êtes déjà venu ? lui demandai-je.

Il opina du chef en silence.

— Dans ce cas, comment pouvez-vous ne pas savoir où ils vivent ?

— Ils n’habitent pas au niveau du sanctuaire, mais plus haut encore, près du sommet, là où les neiges sont éternelles. Personne ne s’est jamais risqué à cette altitude, l’air y étant plus rare. Ces créatures sont les seules à pouvoir y vivre en permanence sans crainte d’en mourir. Contrairement à nous, les chinorks peuvent se mouvoir par magie sur cette montagne, mais seulement dans les limites des territoires qu’ils protègent. C’est un pouvoir que leur a accordé Darius, au moment de leur venue dans les monts environnants.

— Ça signifie qu’ils peuvent faire leur apparition n’importe où, n’importe quand sur cette montagne immense ?

— En effet…

— Je vois…, dis-je simplement, me sentant soudain moins sûre de vouloir continuer.

Puis je fronçai les sourcils. Quelque chose me chicotait.

— Lorsqu’on voit ces êtres pour la première fois, ils donnent l’impression d’être des créatures primitives avec une intelligence qui l’est tout autant… Et pourtant, ils peuvent user de la magie et parlent comme…

Alix m’interrompit :

— Les chinorks sont une création de Darius. Le grand homme les a délibérément conçus pour endormir la méfiance et susciter un sentiment de supériorité en leur présence. Croyez-moi, ça fonctionne à merveille. Beaucoup se sont fiés aux apparences et ont alors commis des fautes qui ont causé leur perte. Les chinorks ne respectent qu’une poignée d’humains, ceux qui détiennent des pouvoirs supérieurs aux leurs. Les autres sont purement et simplement considérés comme des ennemis à abattre.

— Les Êtres d’Exception ont-ils droit à ce respect ? questionnai-je.

— Pas tous, non. Les Déûs et certains enfants de mages seulement.

Je regardai Alexis, curieuse de savoir s’il faisait partie de l’une ou l’autre des catégories puisque Madox m’avait dit qu’on ne savait pas d’où provenaient les jumeaux ramenés à Nathias comme étant ses fils.

— Je présume que j’ai des origines plus nobles que certains ne le croient puisqu’ils ne m’ont pas mis en pièces la dernière fois que je les ai rencontrés. Mais je le répète : je ne sais pas quelle sera leur réaction en votre présence. Rien ne prouve que votre rêve soit une vision authentique, même si je conviens que c’est fort possible.

À peine Alexis finissait-il sa phrase que cinq gigantesques silhouettes se matérialisèrent devant nous. Je n’eus aucune peine à reconnaître Yodlas parmi les nouveaux arrivants. Nous serions bientôt fixés sur leurs intentions, amicales ou non.

 

La montagne aux sacrifices
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